Bigg Jus

En 1993, 'Juvenile Techniques' déchirait le microcosme et ouvrait une étroite brèche à un hip hop différent. 4 années plus tard, débarquait l'extraterrestre et fondateur "Funcrusher", échafaudé par 3 visionnaires aux potentialités démesurées. Le trio devient duo et livre un second coup d'éclat avant de se disloquer. En 2003, après avoir subjugué par 2 disques fantastiques et alors que ses anciens comparses scrutent d'autres horizons, Bigg Jus - échappé du bloc Company Flow - s'associe à l'alien californien Orko pour un projet-coup de poing dirigé contre l'establishment Bush. Avant de nous servir le second volet des sessions NMS, "Lune Tns" - artiste essentiel au renouveau hip hop - a répondu aux questions d'Hip-Hop Core et divulgué quelques détails inédits sur ses projets en gestation. English version



Hip-Hop Core : Tu viens de gonfler les rangs du label britannique Big Dada (par le biais duquel tu viens de sortir "Woe To Thee O Land Whose King Is A Child"). Vois-tu en ces nouveaux labels européens prolifiques et opportunistes (Lex et la subdivision de Ninja Tune en tête) des supports plus adaptés à distribuer une musique comme la tienne ?



Bigg Jus : C'est clair que l'appréciation des gens dans les marchés européens est moins pollué par les médias, etc... et que, de ce fait, ça les rend attractifs pour un artiste comme moi. Cependant, j'ai avant tout changé de label parce que j'étais lessivé de faire tourner mon propre label et que je n'avais pas un ego assez colossal pour me promouvoir et me vendre de manière satisfaisante.



HHC : Comment se porte la scène indépendante aux USA ? Les artistes West Coast underground (je pense notamment aux Living Legends, Shapeshifters et autres Project Blowed) semblent bénéficier ces temps-ci d'une certaine mise en lumière et susciter un engouement généralisé. Quel regard portes-tu sur ce phénomène, est-ce ressenti aux Etats-Unis comme ça peut l'être en Europe ?



J : Oui, on le ressent aussi. Et il est certain que les meilleurs labels underground semblent être ceux qui sont dirigés par des collectifs d'artistes comme ceux que tu viens de citer. Des gars qui comprennent la direction à prendre et savent motiver les troupes afin de définir ensemble les nouvelles orientations. Les vieux dirigeants de labels à l'ancienne ne sont intéressés que par leurs carrières et donc rien ne se passe. Ils ne seraient même pas capables de reconnaître un disque "hot" s'il carbonisait la chair de leurs doigts avares et diaboliquement froids.



HHC : Est-il plus aisé aujourd'hui d'être un artiste hip hop indé aux Etats-Unis que ça l'était en 92, quand Co Flow a pris forme ?



J : Oui. C'est beaucoup plus facile aujourd'hui. La route a déjà été tracée. Les artistes n'ont plus qu'à la suivre.



HHC : A propos de NMS, j'ai lu qu'au départ ce projet avec Orko ne devait pas avoir cette forme pamphlétaire dirigée contre Bush, dans quel contexte avez-vous décidé de changer de direction ?



J : On avait clairement d'autres intentions au départ. Celles de faire un disque incroyablement innovant. Mais comme nous étions limités en temps, on a mis en place une méthode et un planning. Tous les matins, on allumait la télévision en mangeant des galettes à la noix de coco pour entendre les appels à la guerre les plus vindicatifs. Ca nous a fait sortir de nos gonds au point que l'on s'est dit que, s'il nous restait juste le temps de faire un disque avant que tout parte en vrille, on ne pouvait pas parler d'autre chose… On a donc décidé d'avertir les gens.



HHC : Comment s'est matérialisée la connexion avec Orko Elohiem; qu'est ce qui t'a motivé dans cette collaboration ? Depuis quand t'intéresses-tu aux travaux de ton nouveau comparse, je crois que tu envisageais déjà de sortir quelque chose de lui via Subverse, qu'en est-il ?



J : Ca fait des années qu'Orko et moi essayons de bosser ensemble. Mais il était en Californie et j'étais à New York donc on n'avait pas encore réussi. Ce projet a été le bon et au bon moment. Jah sait toujours.



HHC : Concrètement, comment avez-vous construit ce disque et réparti les tâches ?



J : Orko est un stakhanoviste et il est arrivé en studio avec 200 beats déjà prêts. A l'origine, on voulait produire les beats ensemble mais il avait déjà assez de bombes pour faire 2 albums aux sonorités distinctes l'une de l'autre. Donc au lieu de passer du temps à créer un album, on s'est dit qu'on se réunirait à la production plus tard… et, de toute façon, on a déjà du matériel pour 4 albums. Les tâches étaient : Jus - enregistrement, mixage, mise en forme du disque, Orko - beats, refrains, concepts. Mais ça a constamment évolué jusqu'au point où c'est devenu intuitif.



HHC : Peux tu nous présenter les producteurs Wes Diplo, Infinity Gaunlet et Kane USA qui officient sur le premier volet de NMS ?



J : Wes est vraiment dans un trip différent new age/space/crunk. Ce qu'il fait est toujours unique. Il a une super oreille. Infinity est le jeune gars qui monte et qui fait des beats sur des Playstations. Kane USA se concentre plutôt sur la vidéo en fait mais c'est vraiment quelqu'un qui amène quelque chose de neuf avec une empreinte sonore distincte et adorable.



HHC : Vous avez déjà annoncé la sortie, pour cet automne, du second volet des Nephlim Modulation Sessions ("Imperial Letters Of Protection"). Sous quelle forme se présentera ce deuxième chapitre, avez-vous travaillé de la même manière, avec les mêmes personnes et dans la même finalité ?



J : "Imperial Letters of Protection" sonne comme un disque de 2005. C'est classique et moderne à la fois. On a voulu styliser au maximum des textes remplis d'informations pertinentes tout en ayant une approche sociale plus large et en se dotant de productions qui se différencient de ce qui se fait actuellement.



HHC : Revenons un peu en arrière. Ton premier long format en solo, "Black Mamba Serums" n'a été distribué qu'au Japon et n'est disponible que très difficilement en Europe. Peux-tu nous expliquer cette démarche, émane t'elle d'un choix ou d'une obligation quelconque ?



J : Je l'ai sorti au Japon à l'origine comme une sorte de collector pour faire plaisir aux accros. Je pensais que c'était un disque complet et honnête. Du fait des circonstances, je n'ai pas pu le sortir à plus grande échelle en temps voulu malheureusement.



HHC : Sur le produit fini qu'est "Black Mamba Serums", on ne retrouve finalement que très peu d'inédits si l'on compare le tracklisting du LP à celui du "Lune Tns EP". Pourquoi avoir sorti un EP éclaireur avant de livrer le long format ?



J : Au départ, "Black Mamba Serums" devait sortir le 11 Septembre 2001. Au mois d'Août de cette année là, j'ai eu de mauvais pressentiments, comme si des forces obscures flottaient dans l'air et avaient décidé de le repousser. Mais c'était une sortie importante pour Subverse et ils avaient besoin de sortir un disque de moi. Du coup, j'ai pris quelques-uns des titres les plus intrigants de l'album, je les ai mis sur ce EP en édition limitée et on l'a sorti le jour où les avions ont frappés les tours.
Notre bureau était seulement à 4 pâtés de maison des Twin Towers. Avec le recul, j'ai eu le sentiment que j'avais pris la bonne décision en ne sortant pas "Black Mamba Serums". Maintenant, les gens qui l'ont entendu commencent juste à comprendre la liberté des concepts et à apprécier ses qualités et son mérite donc j'ai voulu donner une chance aux gens de se le procurer. Il y a une différence entre la version de l'époque et la version japonaise (qui contient des titres supplémentaires) mais j'ai fait en sorte d'essayer de préserver l'intégrité de l'original. Après tout, c'est un album en 2 parties et la seconde partie se base sur les principes de la première. Donc, soyez préparés.





HHC : Des morceaux comme 'FR8's' ou 'Athena' tranchent avec le noyau dur de l'album (Je pense à 'Gaffling Whips', 'Heavenly Rivers' ou 'I Triceratops'), ces inédits ont ils étaient enregistrés bien après ?



J : Non. Tout a été enregistré entre 1999 et 2001, sauf 'Dedication To Peo' qui est le plus ancien titre et que j'ai fait à Noël en 1997. J'ai donc eu le temps de réfléchir sur mon travail posément et de voir quelles textures pouvaient être ajoutées.



HHC : Qui y a-t-il dans ton esprit qui te pousse à créer des sons aussi évolutifs changeant constamment d'une mesure à l'autre ?



J : Je veux réintroduire une part d'aléatoire dans le rap, laisser une place pour les accidents et les ruptures dans la mécanique parfois trop rigide du hip-hop. Je veux que ma musique soit un reflet de moi. Tout est question de liberté, d'imagination, d'esprit b-boy et d'une touche de vulnérabilité car même les pires racailles ont des sentiments.



HHC : Dans ton rap, tu sembles tendre de plus en plus à faire passer des émotions dans ton phrasé et dans ta voix afin de faire ressentir tes textes à vif au-delà des mots. Est-ce une évolution inconsciente de ta part ?



J : C'est venu tout seul, sans que je m'en rende compte. Des titres, comme par exemple 'I Triceratops' qui est une des dernières chansons enregistrées, ont une émotion à fleur de peau qui est le reflet de mon état émotionnel pendant l'été 2001. C'était comme si je ressentais un désastre s'approcher… C'était vraiment profond.



HHC : Beaucoup voyaient en Subverse un solide successeur au Rawkus de la grande époque. Pourtant, ces temps-ci le label semble traverser une période de crise. Peux tu nous éclairer en nous expliquant la situation ? Fais-tu toujours partie de l'équipe ou as-tu définitivement quitté le navire ?



J : Une fois de plus, le 11 Septembre a joué un rôle énorme dans l'existence de la compagnie. Je crois qu'on ne s'est vraiment rendu compte de l'ampleur des dégâts que beaucoup plus tard. Personne ne s'enrichit en vendant le nombre de disques que font les projets underground. Au mois de Septembre, on était déjà au bord du gouffre. Quand les avions ont frappé, juste le fait d'être dans le quartier, avec les âmes des milliers de corps qui puaient vraiment fort et les nombreux points de contrôle mis en place par les militaires, était profondément déstabilisant et frustrant. Lorsqu'un gros deal sur lequel on travaillait depuis longtemps est tombé à l'eau en Novembre à cause du climat social, j'ai décidé qu'il était mieux d'aller créer une nouvelle énergie ailleurs. J'avais déjà installé un studio à Atlanta donc j'ai quitté la ville. L'adversité me rend toujours plus fort et plus dur.



HHC : Es-tu attentif au travail d'El-Producto sur sa structure Def Jux ?



J : Je crois qu'il se débrouille bien. C'est dur d'être à la tête d'un label. Il y a plein de souffrance qui s'accumule dans les relations avec tes pairs lorsque tu mixes le business et la musique. Mais, globalement, il a une bonne oreille et du talent. Un peu plus de dollars dans la promotion et il exploserait réellement.



HHC : Inévitablement, je suis tenté de revenir sur la période Company Flow. Si ça ne te pose pas de problème, j'aimerais savoir quels sont tes sentiments à propos de cette aventure, as-tu quitté le groupe avec l'impression du travail accompli, de quelle nature étaient les divergences qui ont amené la séparation du trio de départ ?



J : Le temps passé au sein de Company Flow a vraiment été une aventure comme tu le dis. Au départ, je les ai rejoint (ndlr : El-P & Mr Len) pour faire "Funcrusher" et le sortir en indépendant. Libra Records, le label qui a sorti le premier single, était dirigé par un très bon ami mais aussi par un escroc de première. Je travaillais dans les bureaux du label, tout en étant colocataire avec El-P, et j'ai vu dès le départ qu'ils traitaient leurs artistes comme de la merde. Il y a donc eu conflit à ce sujet avec mon ami et chacun tirait de son coté… Je me suis retrouvé le cul entre deux chaises. Au final, j'ai perdu un ami proche mais j'ai sorti un album incroyable. Après, quand ça a explosé pour Co-Flow, on s'est perdu dans la promotion et les tournées, sans avoir une définition précise de qui nous étions en tant qu'individus et en tant que groupe. Les gens et la presse commençaient déjà à nous coller des étiquettes et à nous mettre le grappin dessus. Je n'étais pas d'accord avec tout ça. J'avais toujours vu Company Flow comme un projet temporaire, le temps d'un album. Cependant, un nouveau Company Flow, maintenant que chacun a atteint la maturité artistique serait vraiment fou… Je suis en train d'y réfléchir.



HHC : J'ai entendu El-P dire que pour vous faire connaître et envoyer vos démos à droite à gauche vous aviez utilisé à votre guise le service des envois de Tower Records où vous travailliez. Peux-tu confirmer et nous donner plus d'informations sur cette période de genèse et de débrouille de Co-Flow ?



J : Yeah. Le bon vieux temps. On a aussi eu un sacré coup de pouce avec le EP vinyle qu'on a sorti en premier. Le fabricant s'était trompé et nous avait seulement fait payer le prix de vinyles simples pour les 4000 vinyles doubles qu'on avait fait presser. On a donc passé tout l'argent économisé dans cette affaire à notre distributeur pour être sûr de vendre plus et de pouvoir tirer des profits directement. On était sérieux.



HHC : Avec Subverse tu nous avais offert les réédition de "Black Bastards" et "Operation : Doomsday". Pouvons nous espérer qu'un jour tu rentres en studio avec MF Doom, puisque vous êtes désormais sous le même toit ? (Si tu ne le fais pas pour toi, fais le pour nous…).



J : Oui… Doom et moi, nous sommes en train de faire un truc de malade qui sera hors d'atteinte pour toute la concurrence. C'est en cours de formulation actuellement mais je ne peux pas entrer dans les détails.



HHC : Fais-tu partie de ces artistes qui s'isolent et n'écoutent pas d'autre musique lorsqu'ils enregistrent ?



J : J'ai bien peur que oui. Je n'aime pas être, ne serait ce que dans mon subconscient, influencé par l'écoute d'un autre disque, encore plus un disque de hip-hop. Généralement, j'ai un million d'idées en tête donc j'essaie de leur donner vie aussi purement que possible.



HHC : Quel est le dernier disque qui t'a marqué ?



J : Tu viens juste de me rappeler que ça fait vraiment un bon bout de temps que je suis dans un état second à travailler… Honnêtement, je ne sais pas. J'écoute beaucoup de vieux trucs roots, des rockers, des classiques hip-hop, du dub, du jazz, du Prince années 80, du Radiohead, du Sade, du Shostacovich, etc…



HHC : En dehors de ce prochain opus de NMS "Imperial Letters of Protection", qu'envisages tu de faire par la suite ? Comptes-tu multiplier les collaborations de ce type ou te concentrer sur ta carrière solo ?



J : Mon planning pour 2004-2005 :
- 2 albums de NMS
- Un projet top secret à grande échelle avec Doom et quelques autres [C'est là-dessus que toute mon attention se porte en ce moment].
- "Black Mamba Serums Part 2" [Dernier volume de la série].
- Un album de Company Flow peut-être… Ca dépend de vous. Si vous en avez envie, faites vous entendre. Faites du bruit.



Propos recueillis par Kreme
Et traduits par Cobalt
Questions de Kreme, Cobalt & Metalik
Juillet 2003

PS : Merci à Slurg et PingPong.

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