Il y a encore deux ans, on s'était résigné. On pensait pouvoir ajouter "Black Mamba Serums" à la longue liste des albums maudits. Perdus dans les méandres d'un label à la dérive et d'un New York en lambeaux, le premier album solo du leader vocal de Company Flow semblait condamné au secret. Pourtant tout avait bien commencé. Une fois la rupture avec El-P et Mr. Len consommée, Bigg Jus avait rapidement mis en chantier ce premier album hautement personnel qui se voulait à la fois intimiste et pharaonique. Terminée juste à la fin de l'été 2001, la première mouture de "Black Mamba Serums" devait atteindre les bacs le 11 Septembre de la même année. L'excellent "Plantation Rhymes EP" nous faisait déjà saliver… Mais les avions terrassèrent les tours jumelles, changeant le paysage de la Big Apple, emmenant dans leur sillage de poussière ce qui survivait de Subverse et forçant Lune TNS à migrer définitivement vers Atlanta pour trouver un peu de repos. Il fallut attendre quelques mois avant de voir surgir "Black Mamba Serums", immaculé, sur un obscur label japonais. Génial, colossal, sublime, les mots manquaient pour le qualifier… Le public aussi, malheureusement.
Pendant ce temps-là, El-P captait toute la lumière du côté de Def Jux. Loin de ces préoccupations, Bigg Jus cherchait à comprendre ce qui avait précipité les Etats-Unis vers cette journée apocalyptique à jamais liée au destin de "Black Mamba Serums". Dans son arrière base d'Atlanta, il ouvrait grand les yeux sur les dysfonctionnements et les mensonges de l'Amérique, nourrissant une rage plus intense que jamais contre ceux qui entraînaient son pays sur une pente savonneuse. Cette rage ne pouvait rester sourde bien longtemps. Rejoint par l'inclassable Orko pendant quelques mois, Lune Tns entreprit donc en 2003 de mettre sa haine et ses opinions sur sillons, porté par une irrépressible envie de s'exprimer. Donnant naissance au passage au projet Nephlim Modulation Systems, ces sessions permirent à Bigg Jus d'enregistrer quelques titres solo enflammés...
Enter Big Dada. Depuis plusieurs mois, le label anglais évoquait la possibilité de donner une (seconde) vie au fabuleux "Black Mamba Serums". Malgré une distribution au compte gouttes, le rayonnement de cet opus immense commençait en effet à filtrer des frontières nipponnes pour atteindre nos oreilles (et nos pages). Un tel album ne pouvait raisonnablement pas rester secret. Le très bon accueil critique réservé à "Woe To Thee O Land Whose King Is A Child" aura dû achever de convaincre le label. En cet été 2004, le premier opus long format de Bigg Jus débarque donc chez tous les bons disquaires dans une formule mise à jour, revue et corrigée: "Black Mamba Serums V2.0".
Joie, bonheur pour tous les novices (et les inconditionnels): on retrouve ici sept morceaux extraits directement de la version originale. Sept titres comme autant de remèdes contre le manque d'audace et de personnalité des contemporains de Bigg Jus. Sept titres comme autant de constats amers de l'état actuel de déchéance de la culture que Justin aime tant. Sept titres comme autant de petits chefs d'œuvre qui donnent à l'expérimentation ses lettres de noblesse.
"I don't ride dicks or follow anybody's lead". Jus montre la voie. Poursuivant la route tracée par Co-Flow, il amène le hip-hop dans des contrées froides, saisissantes, encore inexplorées. Mettant sur pied des compositions en mouvement constant et souvent déstabilisantes où les rythmes semblent se construire devant nos yeux, il surprend l'auditeur en injectant dans ses concoctions une dose d'aléas trop souvent absente du paysage rap moderne.
"Jus got a style so underwater I got octopus in Zulu Nation". Ses édifices sonores dansent sur un fil ténu, souvent à la limite du gouffre et de l'autodestruction. Flirtant avec le vide pour mieux en saisir toute l'adrénaline et trouver des réponses à ses interrogations, Jus s'affirme comme un producteur fantasque et fantastique dont le talent n'a rien à envier, loin de là, à son ancien collègue El-P. Ouvrant de nouvelles portes, explorant de nouvelles possibilités, il défriche radicalement le terrain. Si bien que 7 ans après sa création, le mélancolique 'Dedication To Peo' reste aussi avant-gardiste. Commençant sur quelques notes de guitare blues, cette autobiographie déchirante en forme de déclaration d'amour au graffiti change maintes fois de décors sans prévenir, entre métamorphose impromptue, déconstruction des samples et éclatement des rythmes. Le beat morne et glacial d'un 'The Fr8s' en chantier permanent, le violon d'outre tombe de 'No Dessert' et les progressions imprévisibles de 'I Triceratops' brillent elles aussi avec autant d'éclat qu'à la première écoute. Toujours en avance mais à mille lieux des expérimentations stériles de certains de ses congénères, les édifices sonores de Bigg Jus se mettent toujours au service de l'émotion, du message et des mots.
Des mots forts véhiculés par le flow rempli d'émotion du meilleur emcee de Company Flow. Ce flow expressif reconnaissable entre tous où les hésitations semblent calculées. Ce flow off-beat débité sur un ton conversationnel. Ce flow, enfin, qui semble ne jamais vouloir prendre une pause. D'une voix claire, déliée et terriblement naturelle, Bigg Jus enchaîne de façon ininterrompue les rimes complexes et pose son phrasé sans filet sur des sables mouvants. Son attachement au hip-hop, son sauvetage par le graffiti, ses errances new-yorkaises, ses pensées mystiques… et toujours ce vocabulaire ésotérique rappelant à tout le monde que, si T La Rock et Kool Keith sont les créateurs de l'abstract rhyming, Jus est leur héritier le plus brillant. Au cœur des ambiances ouatées et rêveuses de 'Moss Pink Coats' ou partout ailleurs, Justin se pose sur le beat de façon majestueuse. Bref, n'en jetons plus. Comme on le savait, tout ce qui touche à "Black Mamba Serums Part 1" confine au génie. Son inclusion en intégralité à la fin du disque sous la forme de fichiers mp3 vous en convaincra définitivement. Mais qu'en est-il des nouveautés de cette version retravaillée me direz-vous?
Pour être honnête, sur les quelques nouveaux titres où Jus n'est pas aux manettes, la magie n'est plus tout à fait la même. On regrettera donc en vrac la version remixée peu inspirée de 'The Story Entangles', la production balisée et anecdotique de 'Silver Back Mountain King' ou l'inutile 'You Must Be Sniffin' (orné des rimes mal dégrossies de Dregas et Gerk). Parce qu'ils cassent un peu le flot de l'album et surtout parce qu'ils "volent", à nos yeux, la place des sublimes 'Heavenly Riverz' et autres 'Tongue Sandwich Tastes Good' du passé… Rien de grave mais on aurait préféré que Jus garde le contrôle total de la production. Comme c'est le cas sur le superbe 'NYC Color Designer'. Infrabasse souterraine, cuts impitoyables de Dust, batterie en embuscade, synthé écrasant, ambiance oppressante: quelle entrée en matière! La mécanique étrange du rouleau compresseur 'Kingspitter' prouve aussi que Jus n'a rien perdu de ses talents de beatmaker depuis son installation dans le Sud des USA. Il a par contre développé de manière exponentielle sa conscience politique. Si bien que ses nouveaux sérums sont désormais destinés à soigner ses compatriotes des impostures et des manipulations orchestrées par Bush et ses sbires (
"This is election year/ You'll be running your campaign in fear"). Entre les thématiques hip-hop pré-2001 et la prise de conscience consécutive aux événements des années récentes, on constate une vraie dichotomie. En parallèle, les sonorités se font aussi moins intimistes et plus directes. On ne s'en plaindra pourtant pas lorsque cette nouvelle orientation prend la forme d'un 'Suburbian Nightmare Texas Size New World Order' où les thèses conspirationnistes abondent et où Orko the Sykotik Alien entraîne Jus dans des envolées drum & bass réminiscentes de son "Atoms Of Eden".
Mais, en conséquence, l'album se partage désormais entre deux univers bien distincts. D'un côté, les remises en cause soniques radicales des sessions BMS. De l'autre, les coups de semonce souvent politisés des sessions NMS. Notre cœur penchant plutôt du côté des premières, cette fracture fait perdre à l'album un peu de la superbe cohérence de l'original "Black Mamba Serums". Ces quelques bémols n'enlèvent cependant rien au côté essentiel des confections solo de Bigg Jus. Alors qu'El-P fait preuve d'une irrégularité rageante et que Mr. Len se perd en conjectures dans des projets aussi douteux que Roosevelt Franklin, le fascinant travail de Jus semble en effet plus que jamais indispensable à tous les adeptes de Company Flow… et aux autres. Car "Black Mamba Serums V2.0" est incontestablement un grand disque. Moins que sa première mouture, mais un grand disque quand même.
"The Black Mamba Serums cures for the deadly snake biters" . Effet garanti. Alors passez à la caisse.
Cobalt Août 2004