Beans
Now Soon Someday

On aura vraiment tout entendu sur "Tomorrow Right Now". Superbe essai solo aux yeux de certains, catastrophe irréparable pour les autres, le premier album de Beans aura pour le moins partagé les avis. Il faut dire qu'on pouvait s'y attendre. Surtout que Beans était le premier à se lancer dans l'arène en solo, à peine quelques mois après l'annonce de la fin d'APC, sous le regard inquisiteur des anciens adeptes du combo new-yorkais. Après la révolution sonore engendrée par les aventures mouvementées d'Anti-Pop Consortium, la séparation du groupe laissait forcément un goût amer. Tout le monde savait pertinemment qu'une fois séparés, Beans, M. Sayyid et Priest auraient du mal à réitérer des exploits de l'importance de "Tragic Epilogue" ou de "Shopping Carts Crashing". Alors, bien entendu, comme il ne repoussait pas les limites du genre, "Tomorrow Right Now" fut une déception. Cependant, le temps aidant, derrière les imperfections évidentes, on a commencé à mieux cerner l'album pour parvenir à rentrer progressivement dans sa formule ascétique. Derrière les défauts est apparu la substance. A leur tour, les performances scèniques renversantes de Beans ont donné plus de relief à l'album. Du coup, on se disait que Beans était peut-être sur la bonne voie tout compte fait et que maintenant que l'abcès avait été crevé sa prochaine sortie serait la bonne. Avec un mélange d'anxiété et d'impatience, on attendait donc de pied ferme la suite des aventures. La voilà! Annoncée tout d'abord pour Septembre 2003 puis repoussée plusieurs fois, la seconde échappée de Beans prend finalement forme en ce début d'année avec le EP "Now Soon Someday".

Dès la première écoute terminée, on respire. Aux manettes, Beans affirme en effet sa patte et s'améliore, en gommant habilement les défauts qui tiraient parfois "Tomorrow Right Now" vers le bas. Toujours aussi dépouillées et sèches mais plus denses, moins vaines et plus captivantes, ses productions se teintent de couleurs plus personnelles tout en s'inscrivant clairement dans la lignée des travaux digitaux d'Antipop. Sur 'Composition In Void', au milieu des sonorités futuristes, on retrouve encore quelques réminiscences old school (à l'instar de celles qui fleurissaient déjà sur le premier essai solo du natif de White Plains, NY) : un clavier heurté qui rappelle indéniablement celui de 'The Message', un beat saccadé tout droit sorti des années 80... Mais, ici, les clins d'œil sont plus discrets et moins grossiers que sur "Tomorrow Right Now". Beans a pris le temps de peaufiner ses productions et de mieux digérer ses influences pour aller de l'avant. Toujours plus loin. A base de rythmiques squelettiques, de basses obsédantes et de touches électroniques incontrôlables (le clavier aigu et les étranges synthés de 'Databreaker', les nappes subtiles de 'Win Or Lose You Lose'…), il crée des instrumentaux bruts et bien pensés qui évitent de faire dans le démonstratif sans raison. Du coup, en dehors d'un 'Gold Skull' un peu plat, les productions n'en sont que meilleures. De plus, s'il a cette fois-ci conçu la majorité de ses productions en autarcie (pas de coup de main d'Earl Blaize), Beans a aussi eu l'intelligence de convier quelques producteurs extérieurs à sa table… et pas des moindres; car ce sont les imposants El-P et Prefuse 73 qui sont de la partie. De quoi faire du bien au EP en injectant de nouvelles couleurs dans l'univers de Beans. Si la contribution du patron de Def Jux se limite à un remix squelettique de 'Mutescreamer' qui porte indéniablement sa marque mais sent un peu trop le minimum syndical, Prefuse 73 livre, lui, deux productions excitantes. Sa réinterprétation instrumentale foisonnante et chaleureuse de 'Phreek The Beet' conclut ainsi l'album en beauté tandis que son remix de 'Mutescreamer' fait rapidement oublier les autres versions du titre. En garnissant 'Mutescreamer' d'une basse chaloupée et d'une ribambelle d'échantillons de tout bord (violons, percussions, saxophones et sonorités électroniques en vrac), Prefuse 73 parvient à mettre en valeur à merveille le phrasé saccadé de Beans. Dès lors, entre la progression personnelle de Beans à la programmation et les très bonnes livraisons de son collègue de Warp, "Now Soon Someday" bénéficie d'une collection de beats enthousiasmante.

D'autant plus que ces beats qui lui laissent beaucoup d'espace sont un terrain de jeu sur mesure pour le flow extraterrestre de Beans. Parfois adepte des offensives frontales, parfois contorsionniste émérite, jamais statique, Beans varie donc les flows et danse sur le rythme avec une virtuosité rare qui enflamme les instrumentaux les uns après les autres ("he bring 2 the beat wearing a fleece in a sauna"). Délaissant (sauf sur 'Gold Skull') les déclamations criardes irritantes à la 'Raping Silence' qui entâchaient son premier opus, il préfére ici briller par ses salves de rimes complexes et changeantes. Tant mieux. Il faut le voir s'animer et jouer avec délectation de son phrasé imprévisible sur la production enjouée du superbe 'Structure Tone'. Enchaînant les images abstraites sur un beat minimaliste fait de quelques oscillations synthétiques et de quelques touches de claviers galactiques, il varie constamment les schémas rythmiques et débite son couplet d'une traite… Puis il lâche le micro et change complètement la donne en passant à un instrumental plus sombre porté par des vibrations électroniques graves et habité par des synthés venus d'un autre monde (qui laissent clairement transparaître l'énorme influence de Sun-Ra). Tout au long de "Now Soon Someday", Beans montre qu'il n'a pas oublié ses débuts dans la poésie. Une fois de plus, ses textes sont donc parsemés de métaphores inattendues et d'images surréalistes ("Only a lonely crowd knows the joy of human aliment"). Ses egotrips non conventionnels se doublent d'autoportraits comme sur l'hypnotique 'Win Or Lose You Lose' où Beans survole pêle-mêle son addiction à la cigarette, sa famille, son statut d'artiste avant-gardiste et son ancien groupe. Subtile mélange d'arrogance et d'introspection, le style de Beans en solo se précise au fil des sorties et arrive ici à maturité.

Si les bons moments sont légion, un titre se détache pourtant de l'ensemble du EP. Un authentique chef d'œuvre qui prouve que la carrière solo de Beans a du bon: 'Crevice'. Véritable catharsis, 'Crevice' voit Beans évoquer avec honnêteté ses blessures. Habitant son texte sans trop en faire, il nous raconte comment la lente mort de son père des suites d'un cancer l'a profondément affecté et a changé sa vision des choses ("I couldn't face the mirror"). Sans jamais tomber dans le misérabilisme, il raconte aussi avec moults détails le courage de sa mère, le souvenir de son innocence perdue ou sa relation conflictuelle avec un beau-père de passage… Optant pour une boucle d'orgue lancinante émaillé de motifs synthétiques économes et hanté à l'occasion par une voix angélique, Beans fait de 'Crevice' un titre sombre et sublime dont on ressort la gorge serré et qui trotte pendant longtemps dans la tête.

Lorsqu'on fait le bilan, s'il ne contient pas que du tout neuf, "Now Soon Someday" s'avère un second essai solo réussi qui montre que Beans avance dans la bonne direction et qui lui permet de regagner sa place parmi les artistes majeurs du hip-hop actuel. Incontestablement supérieur à son prédécesseur, "Now Soon Someday" nous permet de constater que la créativité débordante de Beans donne à nouveau lieu à de petits joyaux. Si on rajoute à ça, le packaging sympathique de ce EP ainsi que le fait que les paroles sont inclus dans le livret, "Now Soon Someday" s'impose logiquement comme une des sorties les plus tranchantes et recommandables du moment.

Cobalt
Février 2004
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Label: Warp Records
Production: Beans, Prefuse 73, El-P
Année: Février 2004

01. Structure Tone
02. Win Or Lose You Lose
03. Mutescreamer [El-P Remix]
04. Databreaker
05. Gold Skull
06. Composition In Void
07. Crevice
08. Mutescreamer [Prefuse 73 Remix]
09. Phreek The Beet [Prefuse 73 Instrumental Remix]

Best Cuts: 'Crevice', 'Mutescreamer [Prefuse 73 Remix]', 'Structure Tone'

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