Saul Williams
The Inevitable Rise And Liberation Of NiggyTardust

Parce qu'il traîne derrière lui l'imagerie floue de l'artiste touche-à-tout aux contours impossibles à identifier, Saul Williams semble évoluer en-dehors des sentiers habituels. Comme planant à l'écart de son époque, sa musique n'a été que très rarement jugée à l'aune de ce qui la caractérisait réellement : une capacité à se matérialiser dans à peu prés tout, servie par la puissance verbale de son géniteur, détenteur d'un savoir-faire lyrical qu'il est difficile de comparer à qui que ce soit à ce jour. Pourtant, le personnage est salué comme un artiste complet et influent par beaucoup ; entérinant donc un décalage entre l'aura qu'il semble dégager et ses réalisations sonores.

Puisqu'il en est ainsi jusqu'à présent, c'est à l'équilibre que les choses semblent s'éclaircir de la meilleure des façons. Entrer dans la peau de Niggy Tardust pour y voir plus clair n'est sûrement pas chose aisée. Tout ce qui semble le caractériser, l'entourer, ce dans quoi il baigne allègrement est riche à l'excès ; d'une exubérance inversée qui fait davantage ressortir les traits grossis d'une noirceur explicite que ceux d'une fresque ultra-colorée.

Brouiller les pistes, Saul Williams aurait dû en faire la marque de fabrique de ce "The Inevitable Rise And Liberation Of NiggyTardust", tant les références qu'il mélange sont éloignées des standards habituels d'un rappeur. Ainsi, il récupère la référence ultime du concept-album "Ziggy Stardust" (interprété il y a plus de 30 ans par David Bowie) pour lui faire subir un dépoussiérage certain. Aujourd'hui, Niggy Tardust pourrait être ce grand échalas à la peau ébène, torse nu exhibant fièrement décorations et bijoux en lieu et place des combinaisons glam-rocks et du maquillage de circonstance. Ici, la rencontre avec d'étranges bestioles venues de Mars n'aura pas lieu.

Pour monter sur les planches, le metteur en son invité n'est autre que Trent Reznor, complice de Saul Williams et leader de Nine Inch Nails, groupe de rock indus nerveux et agressif par excellence. Une collaboration évidente, tant les liens tissés entre les deux hommes ces dernières années ne semblaient pouvoir les mener qu'à un résultat assez proche des quinze pistes ici exposées. Le verbe luxuriant et éminemment discursif de Saul, les productions flirtant avec l'explosion sonore larvée ou démultipliée par la panoplie instrumentale que l'on retrouve déjà en partie chez NIN; bien entendu arrangée à l'aune des exigences musicales d'un hip hop des plus aventureux. Autour, comme pour entériner la démultiplication d'influences musicales de Saul, Thavius Beck assume son rôle de compagnon de route sur les précédentes tournées et gratifie l'album de deux productions dans la pure veine de ses précédents opus ; une patte reconnaissable au milieu de ce dédale de mots et de narrations en tout genre. Partenaire d'High Priest sur le label Sound Ink, l'exubérant CX KiDTRONiK est aussi de la partie pour quelques interventions devant et derrière les machines.

Trent Reznor oblige, l'album arbore un visage aux traits résolument rock et électronica, taillé dans la plus pure veine des rythmes agressifs bardés d'explosions sonores, lorgnant parfois clairement vers les sonorités primitives punk (le jouissif 'Convict Colony' en atteste clairement). Ainsi, si la présence récurrente de guitares pourraient en rebuter plus d'un, peu habitué à ce déferlement "indus", Trent Reznor a su s'adapter aux exigences musicales d'un Saul Williams avant tout rappeur engagé. Que ce soit par petites touches ('Tr(n)igger' et son sample de Public Enemy tiré de 'Welcome To The Terrordome') ou par des productions estampillées Thavius Beck qui raccrochent Saul à sa facette rap ('Black History Month' et son refrain déconcertant). L'ensemble offre une profondeur convaincante pour autant que l'on puisse se sentir concerné par l'inclinaison majoritaire des sonorités. Ce troisième effort solo de Saul Williams confirme ce penchant pour les sonorités rock agressives et sans complaisance, un sentiment déjà bien présent depuis son premier "Amethyst Rock Star". Mais pas seulement. Puisqu'il s'adjoint les services de Trent Reznor, le résultat est avant tout singulier. Que ce soit sur le très contrasté et minimaliste 'Raw', la très adlibienne production du néanmoins décevant 'DNA' ou cette reprise tout à fait justifiée mais assez dispensable du fameux 'Sunday Bloody Sunday' des irlandais de U2.

A la frontière des genres, tout ce versant proprement instrumental offre sur un plateau l'univers sombre qui va de pair avec la tragédie qui, au fil des morceaux et leurs flots de paroles, prend forme et révèle le dédale narratif. Car si le propos est luxuriant, le premier rôle de ce pamphlet déguisé se dévoile petit à petit sous nos yeux. Un étalage de propos contestataires, que l'on aurait aisément rangé sous la bannière "Proud to be black !" trois décennies plus tôt. Puisqu'il reprend à son compte et de manière clairement identifiée la rhétorique pro-black du mouvement des droits civiques américains, les parties du puzzle disséminées le long des morceaux de l'album nous forcent à recréer peu à peu l'histoire de Niggy Tardust. "Nègre" élevé dans un cadre socio-politique répressif, au milieu d'un peuple méprisé par le gouvernement, il va peu à peu prendre conscience du monde qui l'entoure, des injustices dont lui et ses semblables sont les victimes pour enfin prendre les armes qui le mèneront à la révolution. Esprit torturé par son passé, apeuré par son futur, il est le reflet de la froideur et la dureté de l'univers dépeint par les propos de Saul.

Il paraît impensable de ne pas être touché de plein fouet par toute cette dimension revendicatrice exposée avec rage et colère. Lorsque le morceau d'ouverture se charge de railler les postures plus que les discours d'homologues rappeurs, Saul parle d'un piège tendu, qui peu à peu se referme sur ceux qui n'ont pas su ouvrir les yeux à temps et qui se sont perdus eux-mêmes. Lorsque résonnent le rythme martelé des chaînes et des tambours, tout un symbole de l'esclavage prend vie autour de ce 'Skin Of A Drum' où Niggy hurle à qui veut l'entendre ses peurs, ses craintes, ses rêves inachevés pour conclure sur un 'Divided, I stand' des plus éloquents. Lorsqu'il s'interroge sur sa propre condition d'homme dominé par cet univers qui l'opprime, Niggy Tardust souhaite changer les choses, stopper ce combat cynique et absurde, dépasser la haine et la rancoeur pour commencer à construire quelque chose : "Was I raised to be lowered ?". C'est en suivant le fil de cette interrogation que tout s'éclaire. La connaissance, la paix, l'introspection mais aussi l'expression la plus pure de toute cette rage. Indéniablement, cet opus cherche à servir de relais aux discours de militants afro-américains de tout bord, que leur porte-étendard soit M.L. King, Malcolm X, les Black Muslims ou encore les enseignements des Five Percenters et de Elijah Muhammad. En substance, la philosophie et la religion sont imbriquées dans les propos de Saul, ce croyant fervent, faisant planer sur l'album une aura mystique énigmatique.

Volontairement évasif, multipliant les phrases au sens incertain, à la signification difficile à délimiter clairement, le discours de Saul semble parfois insaisissable. Son outillage est complexe: nombreuses métaphores, constructions de phrases alambiquées... L'écoute projette parfois l'auditeur dans un espace enfumé où il est nécessaire d'avancer pas à pas sans lâcher le fil pour ne pas s'égarer. Car s'il y a complexité, il y a aussi abondance des propos. Et le style particulier n'est pas d'un grand secours pour celui qui n'aura pas été averti sur la densité du propos. Plus qu'il ne rappe ou ne déclame ses propres textes, Saul Williams joue de l'entre-deux, du grand écart des styles. Sans jamais affirmer un flow à proprement parler, il n'en reste pas moins un conteur hors-pair à la voix pénétrante, aidée dans sa tâche par des apparitions vocales ponctuelles de CX KIDTRONIK et de Trent lui même.

Allant plus loin encore, pourquoi ne pas considérer que "The Inevitable Rise & Liberation..." concerne en réalité Saul Williams et non plus seulement un rôle qu'il jouerait sur disque ? A l'image du personnage revendicatif et engagé qu'il a su superposer à sa propre personne depuis "Amethyst Rock Star", ses multiples écrits (on ne saurait que vous conseiller "The Dead Emcee Scrolls") ou ses apparitions cinématographiques ("Slam" en atteste). "Am I this rock star ?" finit-il par interpeller l'auditeur qui aura eu le bon goût d'explorer en profondeur le livret digital de grande qualité fourni avec l'album. Comme un trait d'union avec ce qui l'a construit et ses réalisations antérieures.

"The Inevitable Rise & Liberation Of Niggy Tardust" a le bon goût de ne pas s'appesantir sur son auteur pour laisser l'auditeur seul maître de son jugement. Fidèle à son style singulier, Saul Williams offre ici une oeuvre aboutie, à quelques accrocs prés. Peut-être aurait-il été sage qu'il laisse de côté certains chants n'offrant pas grand chose à l'ensemble, comme sur le gentil 'No One Ever Does' débarqué là comme un cheveu sur la soupe. De même, si l'hétérogénéité des productions de Trent Reznor soutient l'exposition d'un panorama varié, tout est loin d'être parfait comme le suggère ce 'WTF!' plutôt lassant.

En bout de course, "The Inevitable Rise & Liberation..." ne fera que demander à l'auditeur une écoute supplémentaire tant l'attention que suggère l'écoute ne peut être feinte. Comme une première expérience étrange, un de ces albums où il est nécessaire de donner de son temps et de sa patience pour obtenir quelque chose en retour. Mais la profondeur des textes de Saul Williams n'aura pas à faire rougir celui qui aura décidé d'écouter les élucubrations de Niggy Tardust le volume poussé un peu fort. Il donnera l'impression d'appartenir à un obscur groupuscule d'amoureux du mot, pour ce qu'il représente mais pour ce qu'il est aussi : une combinaison de signifiés et de signifiants déposés avec le savoir-faire du grand gourou Saul Williams à la plume magique qui fait voyager à travers les lignes au rythme des riffs de guitares et des percussions frénétiques.

Newton
Décembre 2007

Sorti uniquement en version digitale pour le moment, l'album est disponible sur le site officiel de Niggy Tardust. Les modalités particulières d'achat y sont expliquées clairement.
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Label: Musicane
Production: Trent Reznor, Thavius Beck
Année: 2007

01. Black History Month (feat. CX KiDTRONiK)
02. Convict Colony
03. Tr(n)igger
04. Sunday Bloody Sunday
05. Break
06. NiggyTardust
07. DNA
08. WTF! (feat. Trent Reznor)
09. Scared Money
10. Raw
11. Skin Of A Drum (feat. Persia White)
12. No One Ever Does
13. Banged And Blown Through
14. Raised To Be Lowered
15. The Ritual

Best Cuts: 'Raised To Be Lowered', 'Scared Money', 'Black History Month'

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