Klub Des Loosers
Vive La Vie

Le personnage de Fuzati, unique membre du très select Klub Des Loosers après le départ de DJ Orgasmic Le Toxicologue, a bien évolué depuis l'ancien élève du génial Buffet concocté par L'Atelier il y a dix-huit mois. Alors qu'il se distinguait alors par son humour à froid et son gimmick de gamin persécuté ("Si tu as faim mange ta main / Mais garde l'autre pour demain"), il prolonge ici et en quelque sorte radicalise son propos sur tout un LP. Et il remporte le pari, car il aboutit à bien plus qu'une pub pour Tranxène, Lexomil & Prozac Inc. Le titre 'Dead Hip Hop' répond de manière détournée au 'Le Hip Hop, C'est Mon Pote' de L'Atelier et indique la tonalité globalement plus grave et lucide de l'album. Le sticker qui orne la couche de cellophane autour du boîtier, lors de son achat, annonce bien la couleur avec la formule "La vie est plate comme mon ex, courte comme mon sexe, triste comme textes". Et de fait, l'angle de vue sur la vie pour lequel opte Fuzati est pour le moins sans concessions. Vous le comprendrez vite, le nœud coulant en bas à droite de la pochette de "Vive La Vie" est là pour confirmer qu'il s'agit là d'un modèle d'antiphrase.

Mais est-il forcément utile de se créer un personnage? Avouons que c'est souvent nécessaire dans le rap, mais pas toujours suffisant. Quantité d'illustrations viennent à l'esprit, bonnes comme mauvaises; toute glose en la matière serait superfétatoire. Dans le meilleur des cas, développer un personnage est bon pour la cohérence. Par exemple, dans ce premier album du Klub Des Loosers, les cinq "skits d'Anne-Charlotte" sur fond d'instru invitant à siroter une Piña Colada en se disant "c'est pas grave", sont autant de gros râteaux qui, finalement, rendent compréhensible le port d'un chapeau et d'un masque en plastique immaculé. De même pour ce passage du 'Manège Des Vanités', quand Fuzati le MC s'adresse à un bon père de famille versaillais en lui demandant s'il est bien assis dans son nouveau canapé et ajoute "C'est quand même le minimum lorsque on est le spectateur de sa propre vie": pour être acteur de sa vie, il faut savoir éviter les routes toutes tracées vers les costumes prêts-à-porter.

La profondeur du personnage de Fuzati est au diapason de l'univers qui se construit autour de lui. Le premier contact avec cet univers est immanquablement le flow de Fuzati, sujet de tant de débats par le passé. Dès le fameux titre 'Baise Les Gens' (déjà sorti en EP avec 'Poussière d'Enfants'), l'intéressé stigmatise avec ironie le reproche principal qui lui est constamment formulé : cette voix geignarde et nasillarde, si peu virile, au balancement tellement monocorde. Il y a pourtant une étonnante unité entre les lyrics de cet album et la façon dont elles sont rappées. Assailli de toutes parts – par les filles "éconductrices" ou hypocrites, par les parents étrangers à leurs enfants, par le poids du carcan bourgeois – le Klub Des Loosers se recentre sur lui-même et pratique avec les moyens du bord (une adolescence étonnemment longue) l'art de la contre-attaque. On retrouve donc sans surprise des samples de "Oh!" lancinants et autres soupirs sur trois titres ('Dead Hip Hop', 'Avec Les Larmes' et 'Perspectives'). Ce que cette approche perd en charme immédiat, elle le reprend sur la durée. Car le Klub Des Loosers remporte au moins une victoire: à la fin de l'envoi, il touche sa cible en plein cœur à coup de punchlines fantastiques.

Du début à la fin, les paroles de Fuzati sont on-ne-peut-plus explicites et souvent tellement bien senties qu'on ne résiste pas à la tentation du florilège : "N'y a-t-il que dans les crématoriums que l'on trouve de la chaleur humaine ?", "Je me sens seul / Je ne veux pas mourir maintenant / J'aurais trop peur que ma tombe ne soit jamais fleurie", "Souvent je me dis que ma retraite est comme la femme de ma vie / Je risque d'être mort avant de la toucher", "Quand je rappe je dis à peu près tout ce qui me passe par la tête / Mes dernières rimes parleront sûrement d'une toute petite balle de plomb", "Avec ou sans moi le film de sa vie sera toujours raccord". Tout au plus pourrait-on regretter quelques choix, comme le refrain directement traduit "J'avais déjà ce style étant enfant" ou le dernier couplet du titre 'De l'Amour A La Haine', plutôt stérile et un peu trop capillo-tracté.

Côté musical, l'univers du Klub trouve une de ses plus belles dimensions. Rencontre de Gustav Mahler, Barry White et Gopher de "Love Boat", les productions de ce LP sont souvent addictives, très recherchées, mais donnent l'apparence d'un détachement total, renvoyant tout le théâtre des opérations sur le flow de Fuzati. Néanmoins, il serait regrettable (et inadmissible) de limiter l'intérêt de ce LP aux textes misanthropes et au flow hors normes du versaillais masqué. La sobre construction des mélodies d'ascenseur montées en boucle par Fuzati tient une place de choix dans l'atmosphère trippante où sont lovés les textes du Klub. A l'exception des titres déjà connus et de 'Sous Le Signe Du V' (composé avec l'aide de JB Dunckel, moitié de Air et grand frère du label), toutes les productions sont signées Fuzati et laissent la marque d'une grande homogénéité. Deux leitmotive ressortent assez nettement des sons concoctés par le MC du Klub des Loosers: le règne du synthétiseur et quelques irruptions de légèreté. Le synthé fournit la structure sonore d'une bonne moitié des titres. Tantôt galactique ('Perspectives'), tantôt New Age ('Avec Les Larmes'), souvent disco pré-eighties à la ABBA, il constitue un ingrédient avec lequel Fuzati semble très à son aise, mélange de kitch assumé, de mélancolie brute et de sophistication fertile. Quant à la légéreté, elle est un contrepoint qui confère souvent aux morceaux ce je-ne-sais-quoi qui les rend indispensables. L'impeccable et primesautière envolée de flûte de 'Avec Les Larmes' répond à tel pipeau guilleret ou tel maracas de serpent à sonnette. La beauté tragique des nappes de cordes de 'Un Peu Seul' est bientôt adoucie par une pluie de cymbales. Enfin, on est plus que tout conquis par les ambiances laid back que sait créer Fuzati. Il suffit d'un détail: le saxo "Tequila Sunrise" de 'Ne Plus Y Croire', les volutes très semblables aux bandes-son de films érotiques italiens des années 70 de 'De l'Amour A La Haine'…

Le tout est souvent ponctué par les cuts flamboyants de DJ Detect, venant donner à l'ensemble un aspect authentique recherché par Fuzati: une forme de retour à un rap simple et efficace où le MC pose, au besoin off-beat, sur des boucles travaillées. On sent bien venir le paradoxe, le malentendu qui perdure depuis la création du Klub: si c'est par un attachement véritable et profond au hip hop et par un vrai talent pour cette musique que le Klub Des Loosers s'exprime, pourquoi tout cela ressemble-t-il si peu à tout ce qui existe dans le genre? Deux solutions pour y retrouver son latin. Soit c'est un pan entier du hip hop qui se renouvelle en trouvant ici son acte fondateur; soit la "jeune scène française" (dont Le Nouvel Obs brossait le portrait récemment en incluant le Klub) trouve tout simplement là un bel objet dont le fond est un hommage à la texture du hip hop. La réalité est probablement quelque part entre les deux… Mais si la première hypothèse paraît la plus probable, c'est certainement la conséquence de cette loyauté à l'esprit originel du rap, que l'on garde en mémoire longtemps après la fin de ce disque… Le malentendu vient donc certainement des thèmes abordés. En effet, il semble parfois que le Klub Des Loosers s'est fixé comme objectif de systématiquement prendre les passages obligés du genre en sens interdit. L'ego tripping est ainsi remplacé par une introspection impitoyable ou par un long aveu sarcastique dont le titre est une belle litote, 'Un Peu Seul'. La fierté pour le lieu d'où l'on vient est, elle, troquée en échange d'un véritable déversement de honte pour la ville royale, chef-lieu des Yvelines et du Scoutisme. Quant à la hargne et la pugnacité dont font souvent montre les MC's, Fuzati tient à mettre les choses au clair dans le bonus track: IL NE S'AIME PAS et ne fera rien pour lui-même.

Après des écoutes nombreuses et, contre toute attente, euphoriques, le constat est net: Fuzati a trouvé dans ce LP le format idéal pour l'expression détaillée d'une personnalité subtile et élaborée. Les écrins de ses productions mettent en valeur des paroles trop rarement entendues dans le rap français, qui sont une forme de coup de pied dans la fourmilière, salvateur et bienvenu. Seul dans son monde, Fuzati signe là l'un des disques hexagonaux les plus marquants de ces dernières années. Masses discophages, encartez-vous au Klub!

Billyjack
Février 2005
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Label: Record Makers
Production: Fuzati, Ogasmic, Para One, JB Dunckel
Année: Novembre 2004

01. Premier Contact
02. Le Manège Des Vanités
03. Dead Hip Hop
04. Avec des Larmes
05. Autour d'un Café
06. Ne Plus Y Croire
07. Toute La Vérité
08. Poussière d'Enfants
09. Le Rendez-Vous Manqué
10. De l'Amour A La Haine
11. Sous Le Signe Du V
12. Un Peu Seul
13. Baise les Gens
14. Peut-être Un Verre
15. Pas Stable
16. Depuis Que J'étais Enfant
17. Perspectives
18. Il Faut Qu'on Parle

Best Cuts: 'Le Manège Des Vanités', 'Ne Plus Y Croire', 'Pas Stable'

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