CunninLynguists
Southernunderground

Cruellement ignoré, "Will Rap For Food" n'en reste pas moins avec le recul un des meilleurs albums de l'année 2001. Ce premier album original et maîtrisé était porté à la fois par un humour et par une émotion rares mais aussi par la production exceptionnelle de Kno et par la complémentarité évidente entre les flows directs mais travaillés de Kno et Deacon The Villain. Sans en faire trop, juste en étant lui-même, le groupe confirmait avec brio que le Sud n'était pas que le terrain de jeu de la Dungeon Fam et des artistes dirty dirty. Ayant marqué indéfectiblement les oreilles de tous ses auditeurs, l'album n'a malheureusement pas eu les retombées méritées malgré son accessibilité sonore et on comprend donc aujourd'hui que, comme le lance Deacon au nom des CunninLynguists: "I'm afraid though we rap for food, we're still hungry". Et les voilà donc qui nous reviennent cette année avec un nouvel album intitulé "Southernunderground".

En regardant la pochette, on constate immédiatement l'apparition d'un nouveau membre dans les rangs des CunninLynguists… et pas des moindres. C'est en effet Mr SOS, vainqueur de moults battles et en particulier de la Unsigned Hype battle organisée par The Source il y a quelques temps, qui a rejoint Deacon et Kno au sein du groupe. De l'eau a donc coulé sous les ponts depuis "Will Rap For Food". Deacon s'est fait un nom aux côtés de KRS-One ou Domingo et Kno a fourni quelques beats brillants à Tonedeff, PackFM et autres artistes QN5. Le trio arrive donc plus expérimenté et bien décidé à laisser sa marque sur 2003 et à hisser haut le drapeau de leur rap made in South (du Kentucky à la Géorgie).

C'est d'ailleurs en représentant le Sud avec acharnement qu'ils débutent l'album. Sur le rentre-dedans 'Southernunderground' (produit de belle manière par Domingo) et surtout sur 'The South', ils professent leur attachement à leur région natale en entraînant quelques ruptures spinales au passage. Nous décrivant tous les bons côtés de la vie au soleil en dessous de la ligne Mason-Dixon sans occulter pour autant les restes de la pensée sudiste d'autrefois, 'The South' est un portrait détaillé de leur lieu de villégiature favori mais aussi un hymne en puissance, propulsé par une boucle de flûte traversière énorme et des scratches précis. Les CunninLynguists apportent cependant bien plus qu'un peu d'exotisme et de bon hip-hop au backpacker…

Sur "Will Rap For Food", l'habileté du groupe à faire des morceaux personnels chargés en émotion frappait déjà. Car tout était fait avec subtilité, sans jamais tirer sur les grosses cordes du sentimentalisme primaire. C'est une fois de plus le cas sur ce nouvel opus. Lorsqu'ils abordent les affres des relations hommes-femmes et les regrets qui les jalonnent quasi-immanquablement sur 'Love Ain't' (accompagnés par un Tonedeff une fois de plus magistral), ils le font avec justesse et honnêteté. On ne pourra par ailleurs pas passer sous silence la qualité de la production fournie par Kno ici. Son alliance de guitare acoustique et de hautbois mélancolique va comme un gant au sujet. Le solo de Mr SOS 'Rain' est dans la même veine. Pour cette confession autobiographique tout en rage contenue qui évoque la difficulté de reprendre sa vie sans l'autre une fois l'amour volé, Kno construit un instrumental en deux mouvements s'adaptant à l'évolution des états d'âme de SOS (le piano réfléchi du début se fait par exemple déluge de cymbales et violons lorsque le chaos envahit l'esprit de SOS). Ailleurs, Deacon dissèque l'ambivalence de la nature humaine ('Sunrise/Sunset') et le groupe nous invite implicitement à mettre nos proches au premier plan pour ne pas regretter nos actes le jour où ils nous quittent ('Appreciation'). L'émotion joue donc une fois de plus un rôle prépondérant dans le son de CL.

S'occupant de plus de 80% de la production, Kno en est le relai principal. Il démontre sa capacité à assembler des instrumentaux riches, fouillés et émotifs sur des canevas boom-bap accessibles. Sa personnalité aux manettes ne cesse de s'affirmer et on peut dire avec assurance que Kno est bien un des producteurs actuels les plus sous-estimés. Sachant se mettre en retrait pour mettre en avant le texte lorsqu'il le faut, usant à volonté de samples vocaux souvent accélérés et toujours bien trouvés pour nous séduire et/ou nous donner des frissons dans le dos ('Love Ain't', 'Rain', 'Interlude 1'), il possède désormais une vraie patte sonore et une capacité à mettre en place en quelques mesures des ambiances parfois antagonistes. Ses prestations instrumentales sont d'ailleurs remarquables. Que ce soit à travers ses interludes (comme cet 'Interlude 1' qui reste dans la tête plusieurs décennies) ou dans l'instrumental 'War', il parvient à retranscrire et à transmettre ses idées en musique avec une réelle aisance. Son travail sur 'Falling Down' est certainement la plus imposante vitrine de ses capacités. Autour de ces récits à la "Chute Libre" où les emcees nous content les pétages de plomb de personnes soumises au stress dans leurs vies affective ou professionnelle, Kno construit un instrumental en châteaux de cartes où les changements radicaux s'abattent les uns après les autres pour refléter la perte de contrôle des narrateurs. De moments réfléchis, on commence peu à peu à sentir le rythme s'accélérer jusqu'à l'explosion qui se traduit souvent par un foisonnement drum & bass bruitiste… Impressionnant.

D'autre part, l'humour qui abondait dans "Will Rap For Food" se retrouve aussi dans "Southerunderground". S'ils sont toujours fauchés ('Nasty Filthy'), Deacon, Kno et Mr SOS n'en gardent pas moins le sourire. Leurs rimes sont ainsi souvent parsemés de petites remarques acides et d'un second degré jouissif. Sur des cuivres pêchus, 'Old School' est plus explicite et tourne en dérision le besoin constant de revendication d'ancienneté dans le hip-hop. Les CunninLynguists nous apprennent ainsi qu'ils ont dans le passé initié Michaelangelo au tag, pimper Mona Lisa ou encore que le nom de scène d'Einstein était MC Square… Mais tout n'est pas "business as usual" cependant, vu que le groupe nous livre quelques facettes restées invisibles jusqu'ici. Il diminue tout d'abord le contenu en battle rhymes pour mieux se concentrer sur des morceaux plus construits (seul 'Southernunderground' reste clairement orienté battle) et du coup il se dévoile un peu plus. Probablement poussés à bout par les agissements douteux du cowboy texan qui dirige les USA en fonction du vent soufflé par ses conseillers, Kno, Deacon et Sos se fendent ainsi d'un 'Dying Nation' décortiquant le mensonge et la corruption organisés mais aussi le triste état social de leur pays. Une pensée relayée par l'instrumental très graphique et amer 'War' qui sert de conclusion au LP. Dans un autre genre, leur alliance avec Masta Ace donne lieu à un des titres conceptuels les mieux exécutés de ces dernières années. Sur une des meilleures productions "pour rappers" de RJD2, 'Seasons' nous retrace l'histoire du hip-hop en 4 saisons. Ce concept séduisant est magnifiquement exécuté et le résultat mêle nostalgie et espoir ("It's about time for the summer to start over") sur des violons cinématographiques et des carillons renversants. On ne peut que se réjouir de la récente sortie en maxi de ce titre hautement recommandable.

Au final, les CunninLynguists signent donc un second album de haute tenue qui mérite bien plus d'attention et d'exposition que son absence des médias français le laisse penser. Avec "Southernunderground", le trio évite le sophomore jinx et signe une suite plus qu'honorable à "Will Rap For Food". On regrettera juste que Kno ne soit pas plus présent au micro sur cet opus et que ses prestations y soient moins marquantes que par le passé mais il est bien suppléé par le flow fluide et agile de Mr Sos, qui s'intègre d'ailleurs incoyablement naturellement au groupe. Solide d'un bout à l'autre, complet, authentique, "Southernunderground" consacre CunninLynguists et montre qu'avec une promotion à la hauteur le groupe aurait vraiment de quoi exploser. Accessible et personnel à la fois, le rap des CunninLynguists a trop peu d'équivalents à l'heure actuelle pour être passé sous silence plus longtemps. Alors qu'un mix-CD du groupe "Sloppy Seconds Vol. 1" vient tout juste de sortir, faites d'une pierre deux coups et ajoutez "Southernunderground" à votre panier. "Who said underground ain't supposed to be hot…"

Cobalt
Juillet 2003

PS : L'édition CD de l'album est "enhanced" et contient des bonus interactifs plus qu'intéressants. Outre une biographie complète du groupe et l'ensemble des textes de "Southernunderground", on trouve ainsi 2 performances live sous forme vidéo, un bref documentaire en forme de bêtisier ponctué de quelques freestyles inédits et surtout un commentaire détaillé (10min) de Kno analysant " Southernunderground" et nous dévoilant les intentions qui se cachent derrière chaque titre du LP. Bref, ces suppléments de qualité sont à prendre en compte lors de l'achat.
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Label: Freshchest Records
Production: Kno, RJD2, Domingo, Freshchest Posse, Cashmere the PRO
Année: Avril 2003

01. Intro
02. Southernunderground
03. The South
04. Love Ain't (feat. Tonedeff)
05. Rain
06. Doin' Alright
07. Interlude 1
08. Old School
09. Seasons (feat. Masta Ace)
10. Nasty Filthy (feat. Supastition & Cashmere the PRO)
11. Falling Down
12. Sunrise/Sunset
13. Interlude 2
14. Appreciation [Remix] (feat. Cashmere the PRO)
15. Dying Nation
16. War
17. Double-edge sword [Hidden Track]

Best Cuts: 'Love Ain't', 'Seasons', 'The South'

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