Glue
Seconds Away

Il est des albums qu'on ne découvre que quelques mois après leur sortie, avec l'impression un peu coupable d'être passé à côté de quelque chose d'important. Plusieurs facteurs augmentent exponentiellement les chances d'un tel album de passer inaperçu. Au choix: un label pour le moins underground, une distribution inexistante, une réunion d'artistes pas forcément médiatisés et issus (de préférence) d'une scène pas vraiment à la mode, l'absence d'invités de marque… Pas de chance, disparu dans le Triangle des Bermudes, "Seconds Away" cumule tous ces handicaps. Du coup, à moins d'être un habitué de nos débats forumiques, il y a fort à parier que vous avez pu passer à côté de ce premier LP de Glue. Sur le papier, il y avait pourtant de quoi s'intéresser à ce projet pas comme les autres. Une petite présentation des forces en présence s'impose. Au micro, Adeem du New Hampshire, membre à temps plein de Dorian Three et du crew Vinyl Monkeys, intérimaire des 1200 Hobos et auteur en solo (entre autres) du sympathique "Sweet Talking Your Brain"... Aux manettes, la montagne chicagoanne Maker et ses mains d'orfèvre récemment distinguées dans nos pages pour leur mise en musique épatante de "The Harvest". Aux platines, en provenance directe de l'Ohio, l'animal cracker DJ DQ, turntablist émérite s'il en est. On a vu pire trio. L'éloignement géographique ne les prédestinait pourtant pas vraiment à travailler ensemble mais le destin fait parfois bien les choses. "Three paths connected from humble beginnings". Si bien qu'en novembre 2001, le temps de 2 semaines, avec peu de moyens mais beaucoup de volonté, Glue voit le jour dans un appartement, sans vraiment d'autre projet que celui de faire quelques titres ensemble pour oublier le quotidien, apprendre à se connaître et voir jusqu'où la nuit peut les mener. A intervalles réguliers, les trois hommes décident alors de se retrouver autour d'un 8 pistes dès que leur emploi du temps le permet pour aller plus loin, chercher leurs limites… Au bout d'un an et demi de sessions collégiales, "Seconds Away" est terminé.

Battle rapper de renom, double vainqueur du Scribble Jam, Adeem préfère à l'instar d'Eyedea (mais avec plus de réussite) assembler des disques qui contiennent autre chose que des punchlines et des egotrips en série. Des disques qui parlent plus à notre âme qu'à notre nuque. Dieu merci (pour cette fois). Car, Adeem sur "Seconds Away", c'est un peu le emcee que tous les emo-rappers rêvent d'être sans y parvenir. Plein de poésie mais évitant comme la peste les rimes vides de sens, il livre des textes profondément introspectifs et parfois franchement bouleversants mais qui ne font jamais dans le déballage écoeurant ou dans le voyeurisme. On le trouve là, au bord de la dépression suite à une rupture douloureuse, cherchant dans les voyages une échappatoire au manque et aux fantômes de la nuit. "Writing about what you've lost is an addiction / It's the need to hold on and live out that one conversation when nothing else mattered but you". Avec des mots à la fois purs et alambiqués, des idées à la fois embrumées et pourtant tellement lucides, il ne se contente pas de nous dévoiler ses doutes, ses afflictions et ses craintes sous la forme d'un journal intime un peu trop scolaire.

Il raconte l'insomnie, cette boule dans le ventre, les jambes coupées, la recherche d'une substitution, d'une rédemption, la tentation du gouffre, l'impression de gâcher sa vie, la stupidité de son attitude, la rémission lente, les injustices… "The bi polar angst of a world constantly wasting your time / They conquer your rebellions to better their wealthy cause / By giving out role models that give us drugs and bruise our jaws". Déversant son sang et ses larmes sur sillon, il joue avec justesse de son flow équilibriste pour retomber sur ses pattes sans tomber dans l'excès. "So I can express all my aches and pain through breath control and mouth strain". S'il entrevoit clairement le bonheur au bout du tunnel, Adeem sait combien il est difficile d'arrêter de se morfondre et d'aller de l'avant, combien il est dur de panser les blessures de l'enfance ('Sock Drawer Blues') et de larguer les amarres… "I get the job done with the sun out of the picture". Avec ses mots à lui et les sons mélancoliques de Maker, il met sur pied, au fil des titres, un album rare, hanté par la solitude, le souvenir persistant des moments de bonheur perdus et la douleur de l'absence.

Un album qui a l'élégance de la mélancolie et des premiers jours d'automne. Et Maker n'y est pas pour rien. Il faut dire que Maker sait y faire pour créer des ambiances à la fois élégiaques, mélodiques et distrayantes. Soulignant ses boucles d'éléments inattendus et toujours choisis avec goût, travaillant ses ambiances avec un sens du rythme peu commun, il choisit pour arriver à ses fins des sonorités variées: pianos neurasthéniques, trompettes nébuleuses, flûtes angéliques, guitares poétiques, samples vocaux envoûtants, basses enveloppantes, violons torturés, sitar et autres instruments orientaux… et toujours ces breaks de batterie impressionnants. Souples, puissantes, raffinées, mouvantes, les rythmiques du beatmaker en chef de Them Badd Apples confirment son talent hors normes. Rarement des caisses samplées auront semblé si live. Rarement aussi des instruments mis en boucle auront paru si naturellement prédestinés les uns aux autres. Aucune formule prévisible chez Maker, pas de règles pré-établies, juste de l'émotion et un don inné (et travaillé) pour la production. Après une écoute de 'Seconds Away', on ne peut qu'approuver Adeem lorsqu'il avoue: "I feel that the only thing that can explain me right now is this piano / Cause with only a few short notes, it seems to be explaining what I've tried to do with a million washed up words". Dès les premières notes de 'Goodbye', on sait aussi que quelque chose de grand est en train de se passer. Il y a ce sample d'orgue profondément triste et pourtant tellement séduisant. Il y a cette nappe souterraine et ce "Goodbye" susurré qui remontent à la surface par endroits. Il y a ces modifications subtiles apportées par Maker à chaque composant en cours de route… Bref, il y a cette magie indicible mais bien palpable qui nous entraîne dans une course effrénée vers des abîmes inconnus. Une course sombre mais prenante.

"Glue is our existence. It's dark but balanced". D'ailleurs, l'album étonne par la cohérence de sa construction. Chaque enchaînement est pensé et réalisé avec finesse. Il faut voir avec quelle facilité Maker dévoile, un à un et sans heurts, les trois mouvements éblouissants de l'épique 'Winners Never Sleep'. Dans ces conditions, on passera vite sur l'inutile 'John Kimball' et sur un 'Jumpin' Lilly' humoristique qui peine franchement à trouver sa place dans le décor sombre de "Seconds Away". On préférera ne retenir que les bons moments, car ils abondent. De l'introduction toute en douceur de 'And The Spider Sung' au final grandiose 'Haunt', les titres se fondent les uns dans les autres, sans temps mort, pour coller au plus près au fil des pensées et des états d'âme d'Adeem. Les scratches virtuoses de DJ DQ y trouvent naturellement leur place, se confondant parfois avec les instruments pour mieux semer le trouble dans notre esprit et brouiller les frontières ('Sober Window Story', 'Play Her Piano')…

Du coup, entre les beats mirifiques de Maker, les cuts impressionnistes de DQ et la maturité atteinte par Adeem, "Seconds Away" frappe un grand coup (mais en silence) dans un underground plutôt morose. "Healing your pain and seeing it through"… Depuis, Adeem va mieux. Avec Dorian Three ou en solo, les blessures ont cicatrisé. Mais avec le soutien inestimable de Maker et DJ DQ, il a eu le temps de nous léguer un grand album profondément humain, de ceux qui restent gravés dans la mémoire pendant longtemps et qui quatre ans après leur conception ne s'éloignent jamais bien loin de notre platine. Un des sommets de ces dernières années. "Now it all makes sense on why fall has become my favorite season". Vivement le retour de l'automne… et de Glue.

Cobalt
Janvier 2005
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Label: Ramona Records
Production: Maker, DJ DQ
Année: 2003

01. And The Spider Sung
02. Goodbye
03. Winners Never Sleep
04. No Helping
05. Lullaby For The Sun
06. Sock Drawer Blues
07. Hand In The Sea
08. Elbow Room
09. Jump In Lily
10. Mixing Excuses
11. Fighting Ends
12. Sober Window Story
13. Seconds Away
14. 1970
15. Country Funk
16. John Kimball
17. Play Her Piano
18. Haunt

Best Cuts: 'Goodbye', 'Seconds Away', 'Winners Never Sleep'

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