Pipi Skid
Funny Farm

Que ce soit au sein de Farm Fresh ou de Fermented Reptile, Wicked Nut est depuis ses premiers pas microphoniques une des figures emblématiques du label canadien Peanuts & Corn. En 1999, le très bon accueil réservé à sa prestation sur le superbe "Let's Just Call You Quits" de Fermented Reptile l'avait même décidé à prendre son envol en solo et à nous présenter son premier album "Friends4Ever", 2 ans plus tard, sous le blase de Pip Skid. Sympathique opus familial où Wicked Nut s'était entouré d'une pléthore de producteurs et de emcees de talent de son entourage, "Friends4Ever" nous avait bien plu sur le coup… Mais force est de reconnaître avec le recul qu'il est somme toute assez insignifiant dans le catalogue P&C. Il faut dire que l'abondance d'invités n'était sûrement pas le meilleur moyen pour Pip Skid de s'affirmer en solo et de marquer profondément les esprits. Pas né de la dernière pluie, Pip a bien retenu la leçon et il nous revient aujourd'hui avec un second LP beaucoup plus intimiste et personnel. Comme pour refléter ce changement d'orientation, la pochette de "Funny Farm" le montre d'ailleurs beaucoup moins souriant que sur "Friends4Ever", seul dans une chambre quasiment vide et pas franchement engageante.

Pourtant, Pip est resté le même. D'accord, il a peaufiné son art et changé une fois de plus de patronyme (il faut maintenant l'appeler Pipi Skid). Mais, au fond, il reste ce rapper attachant tour à tour militant, introspectif et blagueur. Militant depuis le début de sa carrière, Pip a su se démarquer de la masse en n'hésitant pas à politiser le débat lorsqu'il le fallait. Compte tenu de l'état du monde actuel, on ne s'étonnera donc pas de le voir se montrer très offensif sur ce terrain tout au long de "Funny Farm". Taclant violemment l'Amérique et son matérialisme indécent sur un 'Pip Skizzy' au parfum oriental, refusant de céder à la propagande médiatique sur 'These Colours Don't Run' ("Have you heard the type of shit that they say? / Like we all became american for one day / Not me!"), fustigeant l'impérialisme et le fascisme des dirigeants américains sur un 'WMD' à la tension palpable ("Hard-working people who'd be covered in sweat payin' for them trips in your private jets"; "History will not forgive the war in Iraq"), Pip a clairement trouvé dans le clan Bush la cristallisation de tout ce qu'il hait et s'en donne à cœur joie. Chantre du quotidien et de la frustration des pauvres gens, il raconte aussi en parallèle le blues de ceux dont les visites au mont-de-piété sont les seules sorties hebdomadaires ('8 Track Blues') et il dit toute sa haine pour son travail abrutissant (sur les progressions de piano obsédantes de '5:20 AM'). Cependant, plutôt combatif que résigné, Pip parvient à éviter habilement le misérabilisme et les complaintes stériles qui sont trop souvent le corollaire du rap "engagé socialement". Tant mieux…

De plus, on retrouve la même finesse dans les moments introspectifs qui peuplent "Funny Farm". Qu'il raconte son combat avec les démons de l'alcool et de la marijuana qui l'habitent depuis des années ('Beer Monster' et son instru oppressant), qu'il évoque le poids des secrets et la difficulté à s'adapter à ce monde inhumain ('Secrets') ou qu'il parle de son besoin d'isolement ('Alone Again'), il nous laisse entrevoir ses luttes intérieures et ses doutes sans s'apitoyer sur son sort… bien au contraire. Pip est souvent dur avec lui-même ("Most useless piece of shit on the MIC"). Pour autant, son monde n'est pas uniquement fait de déception et de frustration comme pourrait le laisser croire ces quelques lignes… Lorsqu'il disserte sur son obsession quasi-maladive pour la propreté et l'hygiène sur la ligne de basse épaisse de 'Germ Warfare', il nous fait même sourire. Gardant un peu de recul sur lui-même, il équilibre ainsi ses coups de blues par quelques titres plus légers et bien sentis à l'image de 'Super Dope Producers'. Avec sa diction précise, son flow assuré et sa voix claire au grain plaisant, Pipi n'est peut-être pas le rapper le plus technique ou le plus doué qu'on ait pu entendre mais, comme nombre de ses collègues de Winnipeg, il a cette honnêteté et ce petit quelque chose qui le rendent attachant. Et puis le gaillard a clairement pris du galon du micro depuis "Let's Just Call You Quits"… et sait diablement bien choisir ses productions.

Comme le veut souvent la tradition P&C, c'est en effet l'inépuisable mcenroe qui s'est chargé de mettre en musique la nouvelle épopée de son ancien collègue de Farm Fresh. En confiant les manettes au maître d'œuvre de Winnipeg, on serait tenté de dire que c'est un peu comme si Pip avait souscrit à une assurance tous risques, tant la constance des récentes livraisons de mcenroe épate. Comparativement à ces dernières (que ce soit "disenfranchised" ou le "Hold The Fort Down" de Yy), les sons se font ici plus bruts et moins raffinés. Toujours nuancés et pleins d'à-propos, ils se font plus minimalistes (et parfois plus tendus) pour coller au plus près aux mots et aux humeurs de Pipi. On reconnaît néanmoins la patte de ce sacré Roddy Rod. Ce n'est plus un secret: mcenroe sait, comme personne aujourd'hui, confectionner sur-mesure des instrumentaux intimistes et colorés; piochant des samples variés dans des sources incongrues (voire le sample vocal francophone caressant du sublime 'Secrets') pour embellir ses rythmiques travaillées. Avec ses atours froids et intrigants, son lit de violons cinématographiques, ses tam-tams exotiques, ses cuivres caressants et son motif de tabla hypnotique, 'Funny Farm' en est le parfait exemple. Pour cette introspection impitoyable où Pip fait son autocritique et évoque en vrac son désert intérieur, ses peurs et sa santé fragile, mcenroe a su trouver le ton juste… tout comme pour l'émouvant 'My Two Dads' où Pip raconte son enfance tourmentée entre un père absent (et violent) et un beau-père souvent négligent. Oscillant entre spleen et optimisme, le violoncelle triste et la guitare lumineuse de 'My Two Dads' montrent toute la maîtrise de l'homme à tout faire de Peanuts & Corn. Aux deux opposés du spectre, la production dynamique toute en basse chaloupée et en violon guilleret de 'Super Dope Producers' et les violons torturés de 'Jealousy' finissent de prouver l'étendue des talents de mcenroe. Sur ce 'Jealousy' (et sur nombre d'autres titres), les scratches savamment dosés et porteurs de sens de DJ Hunnicutt viennent saupoudrer les compositions de mcenroe d'épices savoureuses. Dès lors, en dehors du fatigant et rébarbatif 'Alone Again' et du sample aznavourien archi-grillé de 'Magnifique' (déjà utilisé entre autres par Meaty Ogre et les Refrés), mcenroe frappe à nouveau en plein cœur… sans avoir à se forcer!

Avec ce soutien de poids, Pipi Skid signe donc un second solo beaucoup plus dense et marquant que "Friends4Ever". Un bon album tout simplement. Beau travail d'équipe honnête, engagé, simple, profond, varié, solide à tout point de vue et tout simplement bien fait: "Funny Farm" a indéniablement toutes les qualités (et les défauts diront certains) d'un album estampillé Peanuts & Corn. Pas franchement révolutionnaire mais vraiment réussi, il confirme que P&C reste un gage de qualité comme on n'en fait plus… On vous le recommandera donc sans plus tarder en vous invitant à la savourer en attendant l'arrivée incessamment sous peu de la prochaine sortie du label, à savoir le nouveau John Smith.

Cobalt
Mai 2004
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Label: Peanuts & Corn Records
Production: mcenroe
Cuts: DJ Hunnicutt
Année: Février 2004

01. Pip Skizzy
02. Funny Farm
03. Germ Warfare
04. Super Dope Producers
05. 5:20 AM
06. Jealousy
07. Beer Monster
08. These Colors Don't Run
09. Magnifique (feat. mcenroe)
10. Secrets
11. WMD
12. Alone Again
13. 8 Track Blues
14. My Two Dads

Best Cuts: 'Funny Farm', 'Secrets', 'My Two Dads'.

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