Haiku D'Etat
Coup De Theatre

A bien y réfléchir, Aceyalone, Abstract Rude et Myka Nine auraient difficilement pu trouver un nom plus adapté pour leur groupe. Après tout, les haïkus, ces petits poèmes japonais constitués d'un seul et unique verset, ont beaucoup de points communs avec la façon dont les 3 amis conçoivent leur art. Autant exercices de style qu'exercices spirituels déclenchant des réflexions en cascade, ils ne sont pas si éloignés que ça de ce que "To Whom It May Concern", "A Book of Human Language" ou "Mood Pieces" furent en leur temps. Sous leur aspect strict et quelques règles imposées, les haïkus révèlent en effet des possibilités d'expérimentations et de création rares. Aucune obligation de rime, une ponctuation laissée au bon vouloir de l'auteur : la voie est libre. Du pain béni pour ces 3 amis qui aiment bouleverser les codes préétablis et qui en connaissent un rayon en terme de coups d'état; eux qui ont contribué à changer profondément la face du rap angelino ces dix dernières années. Pourtant, il faut l'avouer, voilà un bon bout de temps que les 3 emcees emblématiques d'Haiku D'Etat n'ont pas fait un gros coup et vivent sur leur réputation. Alors au moment où certaines figures de proue du Project Blowed et de Freestyle Fellowship reprennent du poil de la bête (voir entre autres le solide "Megabite" de P.E.A.C.E. et la révélation de DJ Drez avec "The Capture of Sound"), il était temps de mettre fin à cette période de vaches maigres… Par une nouvelle réunion par exemple.

Il faut dire que l'association a déjà porté ses fruits, voilà 5 ans, avec le fondateur et excellent "Haiku D'Etat" (récemment réédité par Decon). Abstract Rude décrit mieux que quiconque les trois composants qui font de Haiku D'Etat l'une des associations californiennes les plus enthousiasmantes de ces dernières années: "Ab Rude put the soul up in it / Ace 1 is the poet witty / Mikah 9 is the jazz and the razmattazle dazzling / Don't even think about battling". L'alchimie est toujours aussi évidente entre la voix de velours et les rimes mystiques du leader d'ATU; le flow joueur et la plume déliée de l'auteur de "All Balls Don't Bounce" et les vocalises équilibristes de l'imprévisible freestyler de la FF. Three is the magic number, une fois de plus. Ensemble, les acolytes semblent retrouver la vivacité de leurs premiers passages sur la scène du Good Life Café. Pas de maillon faible dans la côte de maille en titane du triumvirat. Envolées acrobatiques, phases smooth, ritournelles entêtantes, spoken word, attaques frontales, exercices alphabétiques, scat : la panoplie de styles des pionniers de la west coast underground est toujours aussi large et imposante. Il faut les voir jouer au chat et à la souris sur un 'Kats' plein de swing, enchaînant les comparaisons félines et les associations libres dans une humeur bonne enfant communicative. Il faut les écouter sur 'Mike, Aaron & Eddie', où les 3 compères prennent un malin plaisir à retourner dans tous les sens la production minimaliste de Fat Jack de leurs phrasés experts. Changeant de schéma rythmique d'une mesure à l'autre, faisant jouer l'émulation et se lançant dans des échanges fraternels, ils déclinent leur vision hédoniste du rap par l'exemple. "Our function is to be a source of harmony".

Maîtres de leurs flows et de leurs mots, les trois collègues ne s'endorment pas sur leurs lauriers et nous servent des textes vifs qui laissent transparaître clairement leur joie de se retrouver sur disque. Au milieu d'une généreuse portion d'egotrips, ils livrent quelques leçons de vie pleines de poésie, reviennent sur leurs riches carrières, évoquent la fragilité du bonheur, sortent quelques haïkus de leur cahier de rimes et cisèlent quelques jeux de mots fantasques autour de thèmes imposés ('Dogs'). Rien de foncièrement nouveau, soit, mais force est de reconnaître qu'on retrouve dans ces verbiages une fraîcheur et un entrain qui font plaisir après tant d'années de disette. S'ils méprisent tous ceux qui ont pompé sans vergogne leurs flows ("I'd spit one style and someone else's whole career is created?"), Acey The Faceman et ses complices continuent de faire les choses comme ils l'entendent, changeant de direction au gré de leurs envies, sans se soucier de ce succès qui les élude.

Au niveau sonore, Haiku D'Etat se veut d'ailleurs "completely reborn". Le trio garde certes une préférence pour les ambiances jazzy mais il se refuse à répéter à la lettre la formule qui avait fait le succès artistique de son premier essai. Alors, bien entendu, on pourra parfois regretter que le groupe ait mis de côté l'instrumentation live et les orchestrations enveloppantes d'Adrian Burley (qui était pour beaucoup dans le charme de "Haiku D'Etat"). Mais, pour soutenir la comparaison, les différents intervenants qui l'ont remplacé aux manettes se sont attelés à la tâche avec sérieux. Principal beatmaker de "Coup De Theatre", Fat Jack s'est ainsi mis au travail et se rappelle au bon souvenir de "Mood Pieces" et des premiers Abstract Tribe Unique. A l'aide de flûtes légères, de clavier aérien et de quelques touches cuivrées discrètes, il nous immerge à nouveau dans un son classieux et raffiné ('Built 2 Last'). Ce faisant, il donne l'occasion à ses trois collègues de retrouver le type de production teintée de be-bop qui les a toujours le mieux mis en valeur. Loin des sonorités cheap et des double time ratés des projets à la "Good Brothers", Myka et The A-Team retrouvent de leur superbe en optant pour un rap-jazz aux petits oignons. "Jazz, poetry & soul" : le résultat semble couler de source, à l'image de 'Transitions & Eras'. Une ligne de contrebasse entêtante, un piano en toute liberté survolant une cymbale proéminente, un couplet brillant de l'héritier Busdriver, et cette ode au cool devient rapidement un titre incontournable. Pour l'occasion, Kenny Segal a lui aussi mis le meilleur de lui-même (boucles triées sur le volet et enchaînements subtils) le temps de l'épique triptyque qui donne son nom à ce nouvel opus.

En ayant choisi de convier une palette de producteurs assez large pour la mise en musique cette seconde aventure commune, les original blowdians font une bonne opération. En effet, ils ne se contentent pas de se cantonner à ces sonorités chaudes et confortables qui leur conviennent à merveille mais qui pourraient très bien les (et nous) plonger dans une certaine léthargie à la longue. Avec discernement, ils dispersent donc ici et là quelques titres un peu plus directs. Ici, PMG sort un 'Triumvirate' offensif et efficace qui montre qu'il a fait de gros progrès depuis sa contribution peu glorieuse au décevant "Love & Hate" d'Aceyalone. Là, le toujours scintillant Chief Xcel ramène tous ses collègues de Quannum pour un grand gang-bang funky en forme de block party luxuriante. Une fois saupoudré par les scratches finement dosés de DJ Drez (par ailleurs auteur d'une introduction caressante), le tout prend une tournure pour le moins séduisante (à défaut d'être profondément originale).

Du coup, si on omet les 2 productions un peu légères d'un Mikah Nine plus connu pour son talent microphonique que pour sa maîtrise de la SP, ce "Coup de Theatre" qu'on n'attendait plus est indiscutablement le meilleur disque sorti par Acey, Ab et Myka depuis des années… Depuis le premier Haiku D'Etat pour être plus précis. Pas besoin de s'étendre plus. Complet, équilibré, savoureux, ce second opus du trio constitue un menu qu'on ne saurait que recommander aux adeptes du Project Blowed et de ces vétérans diablement revigorés. "On the marquis, there's a big line / Wrapping around the corner, we run California / Haiku D'Etat on the sign".

Cobalt
Novembre 2004

Pour ne rien gâcher, la version CD de Coup de Theatre est accompagnée d'un DVD bonus plus que respectable (presque 1 heure de durée) contenant son lot de performances live, de vidéos, de petits documentaires en compagnie du trio et même de passages musicaux inédits. Ils sont gentils ces californiens, non?
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Label: Project Blowed / Decon
Production: Fat Jack, Mikah 9, Kenny Segal, Chief Xcel, PMG, DJ Drez, Spacek's the Istickz.
Année: Octobre 2004

01. Intro
02. Mike, Aaron and Eddie
03. Kats
04. Dogs
05. Stoic Response
06. Transitions and Eras (feat. Busdriver)
07. All Good Things
08. Poetry Takeover
09. Triumvirate
10. Top Qualified (feat. Blackalicious, Lyrics Born & Lateef)
11. Coup de Theatre (feat. Busdriver)
12. Built 2 Last
13. Bonus Track

Best Cuts: 'Coup de Theatre'; 'Mike, Aaron & Eddie'; 'Transitions & Eras'.

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